Do not cross the Rio Grande !

Depuis toujours, le passionné de baseball professionnel s’émerveille de la rapide du lanceur, du home run du frappeur et du sens tactique du manager. Et parfois même, des analyses du journaliste sportif ou de l’émotion que véhicule le commentateur radio ou télé. Mais le sport est bien ingrat car de cette passion autour de l’athlète, de l’entraineur et de l’équipe, certains en sont écartés. Parfois même, ils sont malmenés. Qui sont-ils ces mal-aimés, ces oubliés ? Les arbitres ! Les scoreurs. ! Tandis que les Babe Ruth, Joe DiMaggio, Ken Griffey Jr et autres Brian Wilson évoluèrent ou évoluent encore dans la lumière, qui, si ce n’est le passionné avisé et connaisseur, pourrait citer le nom d’un arbitre ou scoreur de la MLB ? Et pourtant, sans eux, pas de jeu. Sans eux, pas de SHOW !

Et si on doit parler arbitre, on se doit de parler de notre père à tous, nous arbitres de baseball, famille dont je fais modestement parti. De celui qui a révolutionné la fonction et dont les innovations ont traversé le temps pour devenir l’arbitrage que nous connaissons aujourd’hui et pratiquons chaque dimanche sur les terrains. On se doit de parler du « father of baseball umpires » -le père des arbitres de baseball-, Bill Klem.

Qui est Bill Klem me direz-vous ? À cela, deux réponses. La première : le meilleur arbitre de tous les temps ! La deuxième : William Joseph Klimm, né le 22 février 1874 à Rochester (Etat de New York, USA), de parents immigrés hollandais et qui prit ensuite le nom de Klem (il était courant à l’époque que les immigrés ou enfants d’immigrés modifient leur nom de famille). C’est surtout l’homme qui a révolutionné l’arbitrage du baseball, le père de l’arbitrage que pratiquent tous les arbitres baseball dans le monde aujourd’hui.

Bill Klem révolutionna le placement et les annonces des arbitres en inventant le placement sur le côté par rapport au catcheur pour une meilleure vision des « strikes » et des « balls » ainsi que le placement à cheval sur les lignes de jeu pour annoncer les balles fair-foul. Il a aussi participé au développement du système des signes d’arbitrage tels que les « safe », « out », « strike », « fair » et « foul ». Il a également popularisé au sein de la National League le port d’une protection pliable sous la chemise contre les balles. Encore aujourd’hui, on lui en attribue la paternité de l’invention malgré le fait qu’il est toujours dit que d’autres en avaient eu l’idée avant lui. Actuellement, cette protection fait partie de l’équipement officiel des arbitres de plaque. Au delà de ces innovations pratiques, la révolution Klem fut également à mettre au crédit de sa personnalité et de son approche du baseball et de l’arbitrage. Mais pour le comprendre, il faut avant tout connaître son parcours.

Comme beaucoup de personnes à l’époque, Klem a d’abords tenté sa chance comme joueur professionnel. En 1896, il passe des essais pour devenir catcher au sein de l’équipe d’Hamilton dans la Canadian League. Mais un disfonctionnement au bras ("bum arm" en anglais) l’empêche de réaliser cet objectif. Il joue quand même en semi-pro quelques années, alternant baseball (à New York et en Pennsylvanie) et petits boulots dans le bâtiment. En 1901, Klem s’essaie à l’arbitrage en officiant dans un match entre les New York Cuban Giants et des semi-pros de Berwick. Il touchera 5 dollars pour cette rencontre. Et c’est justement à Berwick, que naîtra le père des arbitres de baseball. En 1902, après avoir lu un article d’un journal de Berwick sur Franck « Silk » O’Loughlin, arbitre de la National League, un natif comme lui de Rochester, Klem est tenté par une carrière dans l’arbitrage. O’Loughlin jouera d’ailleurs un rôle pour sa promotion en MLB des années plus tard.

Klem commence sa carrière d’arbitre professionnel en 1902 au sein de la ligue mineure du Connecticut (class D). C’est une ligue difficile à arbitrer selon Klem mais l’argent lui fait considérer que le métier d’arbitre n’est pas si mal. Un match est payé 7,50 dollars et 10,50 pour une double rencontre. Relevant les défis, Klem s’en va officier au sein de la New York State League (class B) en 1903, une ligue qui à la réputation d’être très dure. Elle usa pas moins de 100 arbitres durant ses six premières années d’existence. Et pourtant, en cette année 1903, Bill Klem fut le seul arbitre engagé pour l’ensemble de la saison. De plus, la ligue refusait d’engager plus d’un arbitre par match. Une situation délirante et une tâche herculéenne pour un seul homme dont Klem s’acquitta parfaitement, développant ses compétences d’arbitre, sa détermination et son sens du fair-play. Et ce malgré l’adversité que représentaient alors les joueurs, les coachs, les propriétaires d’équipes et les spectateurs mais aussi l’application rigoureuse de la nouvelle politique de la ligue d’expulsion de joueurs injuriant ou menaçant les arbitres.

Klem sort de cette année 1903 plus fort et franchit une nouvelle étape l’année suivante en intégrant les ligues mineures de l’American Association. L’évolution ne concerne pas seulement le niveau de jeu arbitré mais également sa philosophie en tant qu’arbitre. Il développe réellement son approche « policière » (comme l’appelle l’arbitre-historien Larry Gerlach) de l’arbitrage, notamment par l’expulsion automatique des coachs et joueurs. En effet, c’est en 1904, en AA, qu’il trace pour la première fois une ligne au sol en adressant au joueur, ou coach, colérique qui s’avance vers lui, sa célèbre phrase, digne d’un Clint Eastwood dans un film de Sergio Leone : « Do not cross the Rio Grande ». Si la ligne était franchie, l’expulsion était immédiate.

Un autre motif d’expulsion automatique apparu également à cette période. Bill Klem eut de nombreux surnoms durant sa carrière dont « The Old Arbitrator » qu’il affectionnait. Mais il en fut un, apparu dans l’American Association en 1904, qu’il détestait par dessus tout, « Catfish » (Poisson-chat), en raison de la proéminence de ses lèvres et du fait qu’il postillonait lors de ses appels de « strikes » et « balls ». Le surnom était hérité d’une dispute avec l’outfielder des Athletics de Philadelphie Bill Clymer qui avait déclaré à Klem « You blind old Catfish » (« tu es aveugle vieux poisson-chat »). En faire mention de quelque sorte que ce soit lors d’un match qu’il arbitrait valait à son auteur une exclusion automatique du stade, voir un forfait comme cela faillit arriver aux Phillies en septembre 1926. Lors d’un match entre les Phillies de Philadelphie et les Cards de Saint Louis, Bill Klem expulse tour à tour le catcher des Phillies Jimmie Wilson ainsi que son manager Art Fletcher. Ces derniers gagnent alors le clubhouse qui se trouve au fond du champ centre. Le jeu reprend mais apparaît alors à une fenêtre du fameux clubhouse un dessin de poisson-chat avec écrit « Catfish Klem ». C’est alors un Klem colérique qui stoppe le match et menace de déclarer forfait les Phillies si le dessin n’est pas retiré. Après moultes chamailleries, le dessin est retiré et le match reprend.

D’une manière générale, toute atteinte à l’arbitre était sanctionnée immédiatement par Klem. Le receveur Al Lopez des Brooklyn Dodgers, futur hall of famer, en fit les frais en 1931. Alors qu’il se trouvait derrière le marbre avec Klem, ce dernier voulut nettoyer le marbre après un lancer. Il commença donc à nettoyer le marbre avec sa brosse. Mais, au fur et à mesure qu’il nettoyait le marbre, une photo apparaissaît et le Blue… rougissait de plus en plus. La photo, découpée dans le journal du jour, montrait un jeu serré au marbre qui s’était déroulé la veille et qui montrait que Klem s’était trompé dans son jugement. Lopez se retenait de rire voyant l’arbitre devenir fou de rage à mesure qu’il découvrait la photo. Lopez et Klem en ayant discuté la veille, Klem pensa alors à une vengeance du joueur des Dodgers, le traitant de « dumb busher » (qu’on peut traduire par « stupide joueur incompétent de Minor League » !). Le jeune receveur de Brooklyn clama son innocence mais Klem l’exclut quand même du match. Or, Lopez, selon ses dires, n’y était pour rien. Pour lui, c’était un autre joueur de l’équipe qui avait mis la photo sur le marbre et qui l’avait recouverte de poussière. Les soupçons de Lopez se portaient sur son jeune coéquipier de l’époque, le lanceur rookie Van Lingle Mungo, connu pour être grande gueule et rebelle. Il est à noter qu’en 1940, Lopez, alors chez les Pirates de Pittsburgh, sera de nouveau sorti par Klem, cette fois-ci pour avoir franchi le Rio Grande…

Ces quelques histoires rocambolesques ont été le lot de Bill Klem durant sa longue carrière mais elles sont loin de résumer le personnage. Il serait faux de penser que Bill Klem était un arbitre autoritaire. Il appliquait simplement les règles. Et si les relations étaient parfois houleuses avec certains joueurs, managers ou propriétaires de franchise, c’était pour le jeu. Ainsi, Bill Klem et John McGraw, le célèbre manager des New York Giants, avaient des relations très compliquées sur le terrain mais cela ne les empêchait pas de boire des verres et de se rendre aux courses hippiques ensemble le reste du temps. Car, au final, Bill Klem était largement reconnu pour son professionnalisme, ses compétences sur les règles et sur les jugements ainsi que pour les valeurs de respect et de dignité qu’il apportait sur le terrain. Il disait : "le baseball est plus qu’un jeu pour moi. C’est une religion". L’âme du fan…

Au final, il intègre en 1905 la National League après avoir refusé 2100 dollars pour officier dans l’American League. En effet, durant l’année 1904, Klem tape dans l’oeil des Big Leagues. Franck O’Loughlin l’introduit en 1905 auprès de Ban Johnson, président de l’American League, qui lui offre les fameux 2100 dollars. Mais l’année précédente, Klem a rencontré le président de la National League Henry Pulliam, par l’entremise de Hank O’Day. Pulliam lui offre l’arbitrage de son premier match de Major League avec une rencontre d’après-saison entre Cleveland et Pittsburgh. À partir de là, Klem devient loyal envers Pulliam, et la National League, et préfèrera refuser l’offre de Johnson, persuadé que Pulliam fera appel à lui. Il ne se trompe pas et il devient un arbitre de la National League en 1905. Il le restera toute sa carrière, ajoutant la loyauté à ses qualités, puisque Pulliam ne lui offrait pourtant que 1500 dollars, soit 600 de moins que l’offre de Johnson.

Bill Klem va alors arbitrer durant 37 ans en Major League, la plus longue carrière d’un arbitre à ce niveau. Un record qui sera seulement égalé en 2007 par Bruce Froemming, ce dernier surpassant Klem de quelques semaines pour le titre de plus vieil arbitre de l’histoire de la MLB. Lors de ces 37 années, Klem va arbitrer durant 18 World Series (record -les premières en 1908 et les dernières en 1940), 108 matchs de playoffs et officiera lors du premier All-Star Game (1933). Il arbitrera également à la plaque durant 5 no-hitters (record de la National League, partagé avec Harry Wendelstedt). De par sa longue carrière (il est l’un des deux seuls arbitres à avoir officier durant 5 décades, avec Tom Connolly) et son excellence, il connaîtra bien d’autres grands moments du baseball américain, notamment la fin de la Dead Ball Era et l’avènement des puissants Yankees de Babe Ruth et Lou Gehrig. Et il nourrira bien des légendes comme celle voulant qu’il arbitra seul durant ses 16 premières années en MLB tellement il était performant. Or, Klem arbitrait également sur base mais avant la saison 1911, la ligue n’engageait pas assez d’arbitres pour permettre régulièrement un arbitrage à deux.

En 1940, Klem est touché par une balle après une frappe dans l’infield. Il a 66 ans et comprend qu’il se fait trop vieux. Il arbitra encore quelques matchs en 1941 pour finir de transmettre son expérience. Cette année là, lors d’un match entre les Cardinals et les Dodgers, il officie comme arbitre de base. Sur un vol en seconde base, il élimine le coureur pour avoir été « tagué » par le défenseur. Le coureur est en colère contre Klem qui lui déclare « je pense que vous êtes out ». Il réalise alors que c’est la première fois de sa carrière qu’il n’est pas certain de son jugement. Il a 67 ans et se retire des terrains le jour suivant. Il conservera néanmoins son poste de chef des arbitres de la National League jusqu’en 1951, année de sa mort. Deux ans après seulement, Klem et Tom Connolly deviennent les deux premiers arbitres à faire leur entrée au célèbre temple de la renommée du baseball américain.

Bien sûr, notre passion résonne encore aux noms glorieux de Babe Ruth, Willy Mays, Ty Cobb, Jackie Robinson, Mickey Mantle. Mais dans chaque match joué et arbitré, en MLB ou dans un championnat régional en France, nous sommes redevables de ce que Bill Klem a apporté au baseball. Et tout nouvel arbitre devient alors l’un des enfants du « father of baseball umpires ».

Sources :
Al Lopez : the life of Baseball’s El Senor, by Wes Singletary
The Baseball Biography Project : Bill Klem, Society of American Baseball Research
Wikipedia : Bill Klem

 

8 commentaires à “Do not cross the Rio Grande !”

  1. Hank dit :

    On connait quand meme tous Jim Joyce, ce héros.

  2. Gaétan dit :

    Effectivement ! Ce genre d’anecdotes (comme l’histoire Mission Impossible : il faut cacher la cork batte), ça se trouve peu dans ls autres sports et ça ne se trouve plus dans le baseball moderne… à moins que les facétieux Major leaguers attendent leur retraite pour tout révéler.

    En tout cas, de découvrir et d’écrire sur la carrière de Bill Klem m’a vraiment permis d’englober les arbitres, et en fait l’ensemble des personnes qui oeuvrent pour le baseball, dans la magie de ce sport.

    Et puis, se dire que même moi, simple arbitre débutant de niveau départemental, je dois l’essentiel de la panoplie de l’arbitre moderne à un homme du début du XXème siècle, c’est fou ! Maintenant, les Rio Grande vont fleurir sur Pershing et Mortemart ! 😉

  3. francovanslyke dit :

    L’histoire de l’embrouille entre Al Lopez et Bill Klem avec la photo sur le marbre, c’est génial !!!

  4. Fishiguchi dit :

    Une bien belle performance de blogueur, Gaetan !

  5. francovanslyke dit :

    Félicitations pour ton article !!!

  6. Fabien CARRETTE-LEGRAND dit :

    Faisons vivre la légende

  7. Vince dit :

    super article 🙂

    ça fait plaisir de faire reconnaitre notre grande familles des blues ^^

  8. Mike - #18 Web's dit :

    Super article Gaétan,

    C’est marrant je fais la formation arbitre avec Gilbert Lejeune, et il à vaguement évoqué des noms d’arbtres connus dont Klem et celui qui officia pour le match le plus long.

    Always on top Honus.